Les trois principales questions à l'ordre du jour de la Conférence intergouvernementale sont, par exemple, apparemment techniques; mais, inscrites justement dans une perspective stratégique, elles ont un impact tout autre que secondaire sur la manière dont l'Union pourra fonctionner dans les prochaines années. La composition de l'exécutif communautaire, le "poids" décisionnel de chaque pays et les domaines où il faudra passer du vote unanime à celui à majorité qualifiée sont des éléments-clef pour définir l'équilibre entre démocratie et efficience, représentativité et efficacité dans l'UE "élargie". Il est toutefois évident qu'affrontés dans des négociations limitées à ces seuls points, ils risquent d'exacerber les différences qui ont déjà empêché une entente à Amsterdam et d'accroître la méfiance réciproque entre les partenaires. Par contre, inscrits dans une perspective à plus grande portée, ils peuvent indiquer une voie d'issue aux difficultés qui affligent entre autres déjà l'Union à Quinze. En d'autres termes, de nouvelles règles démocratiques sont indispensables pour faire fonctionner les institutions d'aujourd'hui, et plus encore celles de demain. Les pays qui veulent l'élargissement doivent se rendre compte qu'il n'y aura pas d'élargissement sans quelques renonciations, en termes d'attributs de pouvoir formels de la part de chacun et de tous, qu'il s'agisse d'un deuxième commissaire, de quelques sièges à Strasbourg, de votes "pondérés" au Conseil ou de politiques sur lesquelles exercer un veto. A leur tour, les pays qui veulent entrer dans l'Union, et qui aujourd'hui considèrent avec grande méfiance les négociations institutionnelles, doivent se rendre compte que sans structures décisionnelles et administratives plus souples ils n'entreront pas de si tôt ou pourront tirer moins de bénéfices de leur entrée. Tout ceci est sans doute vrai pour la dimension strictement communautaire de l'intégration, autrement dit pour le marché unique, l'union monétaire et les politiques communes gérées par la Commission.
Et les pays qui veulent un véritable "appronfondissement"'? C'est là, à cette jointure délicate, que viennent se souder - ou se heurter - les visions des uns et les impératifs immédiats des autres. Il est hors de doute que les six pays fondateurs de la Communauté ont le droit/devoir de relancer la discussion et l'initiative sur la "finalité politique" de l'Union. Et il est hors de doute que l'Europe par le passé a eu, et combien, une sorte "d'avant-garde", ou de "moteur": c'était l'axe franco-allemand, ou plutôt Paris-Bonn, autour et à côté duquel l'Italie, et les pays du Bénélux, ont exercé une importante fonction de socialisation et de médiation. Par la suite, d'autres pays - en commençant par l'Espagne et Portugal - se sont associés à ce groupe "leader" de l'intégration, même si le lancement de l'Union monétaire a temporairement créé des tensions en son sein.
Aujourd'hui, toutefois, la situation apparaît changée. La relance en cours de l'entente franco-allemande, sans et contre laquelle il est impossible de faire procéder l'intégration, est sans aucun doute souhaitable, et je dirais même indispensable; en même temps l'Union actuelle et, plus encore celle future, ont besoin d'un "centre de gravité" (qui est plus qu'un axe mais aussi plus qu'un "noyau dur") plus large et mieux organisé. Plus large tant en ce qui concerne sa composition et sa portée, et mieux organisé en fait de système: avec les accords de Schengen et la création de l'espace commun de liberté et de justice, et surtout avec le renforcement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), l'Union a en effet considérablement "élargi" ses domaines d'activité et ses ambitions d'intervention. Mais les pays les plus intéressés à coopérer et à s'intégrer dans ces nouvelles politiques (y compris la nouvelle dimension de défense) ne sont pas toujours et nécessairement les mêmes, encore qu'il y ait, par exemple, de nombreuses analogies entre les adhérents à l'euro, à Schengen et à l'UEO/OTAN. La principale différence, bien qu'elle ne soit pas la seule, est représentée par la Grande Bretagne qui, sur initiative de Blair, s'est depuis un peu plus d'un an mise à la tête de l'effort européen pour arriver à une "capacité autonome" de gestion européenne des crises, y compris militaire - mais est en-dehors de l'euro, comme de Schengen.
Une des grandes interrogations de l'UE d'aujourd'hui est justement "Quo Vadis Britannia?": en effet, sans la Grande Bretagne, l'éventuel "centre de gravité" serait peut-être plus compact, mais aussi plus faible politiquement, financièrement et militairement, et plus pauvre culturellement. Par ailleurs, le "centre de gravité" dont nous parlons devrait, pour être crédible et efficace, être fondamentalement homogène et relativement uniforme, autrement dit associer plus ou moins les mêmes pays dans toutes les politiques principales.