Avant Fischer déjà, Jacques Delors - en relançant sa proposition de faire de l'Europe une "Fédération d'Etats-nations" guidée par une avant-garde regroupée autour des six pays fondateurs de la Communauté - puis Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt - avec leur idée de remettre en marche le processus d'intégration à partir des "euro-européens" - avaient essayé d'ouvrir le débat sur le "Quo Vadis Europe?" Et c'est le point d'où est également parti Fischer avec un discours qui a été, de plusieurs côtés, vu comme une relance en grand style des principes inspirateurs de la tradition fédéraliste: tradition noble qui, en Allemagne - comme en Italie - a eu un enracinement solide et durable dans les élites publiques et parmi les citoyens, abstraction faite de leurs respectives préférences politiques et appartenances de parti. En fait, au-delà des mots utilisés, les propositions qu'a illustrées Fischer (ne serait-ce qu'à titre personnel) visent à actualiser les vieilles idées-force du fédéralisme européen à la lumière des changements qui sont intervenus à la fin du XX° siècle et, surtout, de la perspective de l'élargissement. Je voudrais à ce propos rappeler ce qu'Altiero Spinelli lui-même, un des pères fondateurs et des figures-clef de cette tradition, a dit vers la fin de sa prestigieuse parabole personnelle: "L'architecture européenne que nous avons mis sur pied" soutenait Spinelli à la veille de l'Acte Unique, "a été le produit de la tension entre la vision radicale des fédéralistes et l'approche pragmatique des hommes d'Etat. Sans cette tension, on n'aurait rien obtenu: la vision des fédéralistes serait restée une utopie et le pragmatisme essentiellement conservateur des hommes d'Etat n'aurait mené nulle part".
Bref, c'est dans ce mix entre positions idéales et leur agencement en décisions compatibles et institutions fonctionnelles que réside le véritable "moteur" du processus d'intégration - processus qui, à l'instar de l'analyse freudienne, est probablement interminable. Il n'a pas de point d'abordage préétabli et partagé; il ne procède pas de façon linéaire; il n'est pas auto-référentiel mais interagit avec l'environnement intérieur et extérieur pour des accomodements, des rétroactions et de nouveaux inputs.
C'est pour cette raison, je crois, que le véritable problème n'est pas d'accélérer en direction d'un débouché "fédéral" plus ou moins préfixé: débouché souhaité par certains mais craint par d'autres et qui, au fond, consisterait à transférer au niveau européen - de l'Union européenne - des compétences et des attributions des Etats nationaux. Par contre, paradoxalement, les années au cours desquelles la Communauté s'est le plus accrue et développée ont justement été celles où les Etats nationaux ont été les plus forts, grâce à l'expansion de la main publique et à la création de l'Etat-providence. Aujourd'hui, en revanche, les Etats nationaux tendent plutôt à se retirer de l'économie et de la société elle-même, à exercer un rôle régulateur plutôt qu'interventionniste: il est par conséquent difficile de penser récupérer au niveau supranational ce pouvoir de "commande" désormais perdu, alors qu'aujourd'hui les marchés ne coïncident plus avec les Etats et que les "réseaux" mondiaux déterminent non seulement la new economy mais le spectre tout entier de nos relations publiques et personnelles.
D'ailleurs, même Fischer ne se pose pas cet objectif. Il est vrai qu'il tend un peu à voir l'Europe du futur comme une grande Bundesrepublik, avec les mêmes niveaux de governance et de "division de souveraineté" que le système allemand; mais il ne lui échappe pas que les traditions civiques, même celles des Quinze membres actuels, sont trop différentes les unes des autres pour pouvoir être ramenées à un seul modèle, valable pour toutes.
L'Union, au fond, reste une joint venture hardie entre partenaires: une Union qui procède par avancements et adaptations successifs, en combinant intégration et coopération, structures communes et compromis intergouvernementaux classiques, standards à atteindre et actions de contrôle réciproque. Les décisions sont de plus en plus "bruxellisées" mais les opinions publiques sont encore essentiellement nationales, alors que certains des thèmes qui les mobilisent (les droits de l'homme, par exemple) ne sont pas spécifiquement européens, mais plutôt universels. Bref, plus que par "division de souveraineté", l'Union procède par "souverainetés partagées": où la "souveraineté" n'est pas une quantité fixe et indivisible mais fonction d'une affaire complexe et changeante, où intégration et coopération ne sont pas des jeux anodins entre les Etats et les institutions, mais déplacent le siège et, surtout, modifient la nature des pouvoirs publics. Tout ceci pour dire que les domaines de légitimité politique, d'identité culturelle et d'intégration économique seront inévitablement multiples, même au sein de chacun des pays membres: compétences et pouvoirs seront répartis et en partie dispersés à plusieurs niveaux - vers le bas et vers le haut - avec des solutions tour à tour différentes.
C'est dans ce contexte, celui de la construction d'un système de gouvernement à niveaux multiples (comme les techniciens le disent en jargon) qu'il faut absolument sauvegarder la préoccupation centrale et originelle du fédéralisme, à savoir celle d'indiquer aux citoyens et aux élites du continent - pour utiliser une expression chère à Jacques Delors qui, de cette tradition, est l'interpète le plus créatif - les "coûts de la non-Europe": les conséquences potentiellement destructrices d'un réflexe de défense et d'un repli conservateur face aux défis de l'époque. En ce sens, les rappels de Delors lui-même, de Giscard et de Schmidt - tous elder statesmen dont la compétence et la conviction européiste sont hors de doute - visent à projeter les négociations d'aujourd'hui dans une vision moins contingente, et conditionnée, des choix à accomplir. Et les sollicitations de Fischer, qui fait, lui, partie des "hommes d'Etat" en service actif, sont incontestablement utiles à la recherche d'un équilibre entre visions stratégiques et solutions possibles: en vue d'une Europe qui aura essentiellement besoin d'un coeur central pour ne pas aller à l'aveuglette au-devant d'un élargissement qui, autrement, pourrait la ramener à la dimension d'espace économique.