Il nous semble que l'une des difficultés qui s'attache à la discussion actuelle est la confusion entre une notion juridique, celle de la souveraineté et une notion historique, politique, voire même philosophique qui est celle de l'Etat-nation.
On ne peut entrer ici dans les discussions complexes sur la notion de souveraineté. On se contentera de quelques remarques. Parmi les diverses acceptions que peut revêtir cette notion on en retiendra deux. S'agissant d'un Etat, et dans la sphère du droit international public, on appelle souverain un Etat qui n'est pas sous la dépendance juridique d'un autre Etat ou pour le dire comme Kelsen, un Etat qui trouve son fondement directement dans l'ordre juridique international et non dans la constitution d'un autre Etat.6 C'est pourquoi les Etats membres d'une fédération ne sont pas souverains au sens du droit international alors que ceux qui font partie d'une Confédération le sont.
Dans l'ordre juridique interne, on appelle souverain l'être réel ou fictif qui possède la summa potestas, et dont dépend toute la légalité/légitimité de cet ordre. C'est ainsi qu'on dira que dans tel Etat c'est le peuple ou la nation qui sont le souverain.
Si l'on en revient au droit international, le problème que posent les regroupements d'Etat est celui des « limitations » ou des « transferts » de « souveraineté » ou de « compétences » que la plupart des constitutions autorisent au bénéfice de ce qu'on peut appeler d'un terme général, les organisations internationales. C'est ainsi qu'en France, le Conseil constitutionnel après avoir distingué les « limitations » de souveraineté (permises) des « transferts » de souveraineté (inconstitutionnelles et demandant éventuellement une révision de la Constitution), utilise actuellement la notion de traités (ou dispositions de traités) portant atteinte ou non « aux conditions essentielles de l'exercice de la souveraineté nationale ».7
On remarquera cependant que jusqu'à présent, chaque fois que le Conseil a rencontré de telles dispositions, dans les traités de Maastricht et d'Amsterdam par exemple, il s'en est suivi non pas le refus par la France de ratifier ces traités mais la révision de la constitution française. Il faut en tirer la conclusion que ces dispositions tout en portant atteinte « aux conditions essentielles de l'exercice de la souveraineté nationale » ne le faisait pas à un degré tel que les autorités françaises aient vraiment craint pour la souveraineté de la France.
On imagine pourtant bien qu'un Etat qui transférerait toutes ses compétences à une organisation internationale (un regroupement d'Etats) perdrait sa souveraineté au regard du droit international. Où se trouve donc le point de rupture? La réponse de la doctrine internationale classique est que le transfert par un Etat de ses compétences en matière de conduite des relations extérieures et en matière de défense nationale entraîne la disparition de la souveraineté au sens du droit international.8 A cela certains ajoutent également, mais à tort selon nous, le transfert des compétences monétaires ».9
On notera que dans son discours, J. Fischer, pour mettre en valeur la « césure de portée véritablement historique » opérée par l'Union européenne, note que « [à] Maastricht, l'un des trois domaines essentiels de la souveraineté de l'Etat-nation moderne-monnaie, sécurité intérieure et sécurité extérieure- a été pour la première fois transférée sous la responsabilité exclusive d'une institution européenne » (p.4). Cela ne correspond pas tout à fait aux critères que nous avons énoncés mais cela s'en rapproche. Cependant tant que les Etats restent maîtres, en dernier ressort, de leur politique de défense et de leur politique extérieure, ce qui est toujours le cas dans l'Union actuelle, ils conservent leur souveraineté. Si dans ces domaines les Etats transféraient véritablement leurs compétences, i.e. leur droit de décider, en dernière instance et pour eux-mêmes de leur politique, alors il y aurait perte de la souveraineté.
De même, si la Fédération devait se doter d'un Parlement possédant de vrais pouvoirs législatifs, dans des domaines conséquents et sans tutelle ni du « gouvernement » de la Fédération ni des parlements nationaux, cela marquerait sans doute la création d'un Etat fédéral. Notons que c'est sur ce sujet que les propositions de J. Fischer apparaissent non seulement les plus faibles mais aussi les plus inconséquentes. Tout à sa volonté de « vendre » l'idée de Fédération laissant leur souveraineté aux Etats-nations, il propose pour la chambre représentant les citoyens de l'Union une bien curieuse solution. Cette chambre écrit-il (p.8) « serait composée de députés élus appartenant en même temps aux parlements nations » ce qui permettrait « d'éviter tout antagonisme entre les parlements nationaux et le parlement européen. »
Mais qu'est-ce à dire? Les parlementaires européens devraient-ils être l'image fidèle des divisions partisanes des parlements nationaux? Devraient-ils être élus par ceux-ci selon le système représentatif de façon à reconstituer, au niveau du Parlement européen des sortes de petits parlements français, allemands, anglais etc? Devraient-ils démissionner en cas de nouvelles élections nationales ou de changements de majorité nationale? Seraient-ils prisonniers d'un mandat impératif et pourraient-ils être rappelés par les parlements nationaux si d'aventure ils exprimaient par leur vote des convictions différentes de celles leurs mandants? Voilà une étrange façon de faire avancer la cause de la construction européenne.
Un dernier mot encore sur l'idée de « constitution européenne » idée récurrente, reprise par le président Jacques Chirac dans son discours devant le Bundestag le 27 juin 2000.10 Nous ne voulons pas discuter ici du fait de savoir si une telle « constitution » est oui ou non souhaitable pour permettre une répartition des compétences plus claires et plus simples, une meilleurs participation des citoyens et un accroissement de la démocratie au sein de l'Union. Nous voudrions simplement rappeler que le mot « constitution » ne renvoie par lui-même à aucune structure institutionnelle. C'est ainsi que le traité créant certaines organisations internationales est dénommé « constitution ». C'est le cas, par exemple, du traité créateur de l'Organisation internationale du travail (« la constitution de l'O.I.T. »).
Il est vrai cependant que la pyramide normative d'un Etat est couronnée par ce qu'on appelle d'ordinaire, une constitution. Dans le cas d'un Etat fédéral, cette constitution peut trouver son origine dans un ou plusieurs traités. Dans ce cas, la constitution de la fédération est l'objet du traité par lequel des Etats jusqu'alors indépendants s'unissent pour créer un nouvel Etat fédéral. Le traité d'union politique conclu par les deux Etats allemands le 31 août 1990 pour leur réunification, est un exemple récent d'une telle hypothèse.11 Dans quelle condition le passage de l'acte international à l'acte de droit interne se produit-il?
Ch. Eisenmann l' a clairement expliqué. La transformation s'opère « dès lors que le traité prévoit que ses clauses sur l'organisation de la collectivité qu'il crée pourront être révisées selon une procédure de législation interne, de révision constitutionnelle, c'est-à-dire selon une règle de majorité et non plus d'unanimité. » Dans ce cas en effet, les clauses sur l'organisation de la collectivité regroupée, « bien qu'elles aient été originairement règles de droit international », se transforment en règles de droit étatique du fait du mode de leur modification ultérieure. Le mode d'établissement historique dans le passé ne compte plus: le traité [devient] constitution. »12
Si l'on examine maintenant le concept d'Etat-nation dont personne ne veut « sonner le glas », il y a, nous semble-t-il une ambiguïté qui brouille les discussions. Il faut remarquer que l'expression Etat-nation n'apparaît pratiquement pas, sauf erreur de notre part, dans les ouvrages et traités de théorie de l'Etat ou de droit constitutionnel, du moins dans ceux que nous avons pu consulter. On le chercherait en vain, par exemple, dans la Théorie pure de l'Etat ou dans la Théorie générale du droit et de l'Etat de Kelsen. On trouve dans ces ouvrages de longues études sur les Etats fédéraux, les Etats unitaires, les Etats décentralisés ou centralisés mais rien sur les Etats-nations. Dans la Contribution à la théorie générale de l'Etat, Carré de Malberg consacre des développements à l'idée de l' union de l'Etat et de la nation. Par là il veut repousser les thèses qui soutiennent que la nation est le sujet originaire de la souveraineté, qu'elle a donné naissance à l'Etat auquel elle est antérieure. Pour l'éminent constitutionnaliste, au contraire « l'Etat n'est pas un sujet juridique se dressant en face de la nation et s'opposant à elle: mais dès qu'il est admis que les pouvoirs de nature étatique appartiennent à la nation, il faut admettre aussi qu'il y a identité entre la nation et l'Etat, en ce sens que celui-ci ne peut-être que la personnification de celle-là. »13
Mais nous ne croyons pas que c'est à cette discussion, tournant autour de la conception très spécifique de la souveraineté nationale chez les constitutionnalistes français, que pensent les défenseurs de l'idée de l'Etat-nation. Il s'agit plutôt pour ceux-ci de défendre la pérennité d'une collectivité fondée dans et par l'histoire et qui exprime un héritage culturel, religieux, linguistique, politique et en fin de compte un « vouloir vivre ensemble » (Renan) d'une qualité toute spéciale.
Ce vouloir vivre ensemble doit-il nécessairement impliquer que la collectivité dans lequel s'exprime la nation soit un Etat souverain au sens du droit international?14 C'est ce que pensent indubitablement les « souverainistes » au point que lors des débats sur la ratification du traité de Maastricht, on a entendu des hommes politiques déclarer que même un référendum très largement majoritaire ne pourrait pas faire disparaître la France souveraine, car celle-ci n'appartient pas à une génération. Chacune l' a reçue de ses pères et à le devoir de la transmettre toujours aussi souveraine à ses enfants.
Il y a là une opinion politique tout à fait respectable mais qui n'implique pas, à notre sens, que l' héritage culturel, religieux, linguistique, politique et ce « vouloir vivre ensemble » d'une qualité toute spéciale doive nécessairement s'exprimer au sein d'un Etat souverain plutôt qu'au sein d'un Etat fédéré au sein d'un Etat fédéral plus large. Est-il imaginable que le « génie » français, italien, anglais, allemand etc. ne puisse s'exprimer dans un Etat fédéré? Nos nations ne sont-elles pas suffisamment anciennes pour autoriser cette hypothèse? De sorte que lorsque J. Fischer souligne que dans la Fédération (européenne) finale, « l'Etat-nation avec ses traditions culturelles et démocratiques demeurera irremplaçable pour légitimer une union des citoyens et des Etats qui soit pleinement acceptée par les populations » (p.9), cela ne signifie pas, à nos yeux, que tout cela n'est possible que si les Etats-nations conservent leur souveraineté au sens du droit international car, dans ce cas, nous ne voyons toujours pas comment on peut concilier la Fédération européenne et les Etats-nations (sous-entendu, Etats toujours souverains).
6 H.Kelsen, (1997:365-372).
7 O.Beaud, (1993:1052 et seq).
8 Le point est bien vu par le président J. Chirac dans son discours devant le Bundestag du 27 juin 2000 : « Ni vous ni nous n'envisageons la création d'un super Etat européen qui se subsituerait à nos Etats-nations et marquerait la fin de leur existence comme acteurs de la vie internationale ». (le Monde du 28 juin 2000, p.16).
9 Ch.Leben (1991:69-72). Il existe depuis longtemps une union économique et monétaire entre la Belgique et le Luxembourg sans que cette union ait eu pour conséquence la fin de la souveraineté de chacun de ces Etats.
10 Texte reproduit par le Monde du 28 juin, p.16-17. V. aussi la proposition commune de Daniel Cohn-Bendit et François Bayrou présentée le 13 juin à Strasbourg, le Monde du 14 juin 2000.
11 V.M. Fromont (1991) et les autres articles de ce numéro de la Rev. fr. de dr. const.consacré au thème « réunification de l'Allemagne et Constitution ».
12 Ch.Eisenmann (1982). V. aussi Le Fur (2000:540-589), pour les discussions sur ce problème dans les doctrines française et allemande à la fin du XIXème siècle.
13 V.Carré de Malberg, Contribution à la théorie de l'Etat, Paris, Sirey, 1920, reprise 1969 (de Malberg 1969:12-13).
14 C'est là l'idée défendue par le président J. Chirac dans son discours devant le Bundestag : « Nos nations sont la source de nos identités et de notre enracinement. La diversité de leurs traditions politiques, culturelles et linguistiques est une des forces de l'Union. Pour les temps qui viennent, les nations resteront les premières références de nos peuples. Envisager leur extinction serait [...] absurde... » (le Monde du 2 juin 2000). Mais qui dit que l'instauration d'un Etat fédéral entraînerait l'extinction des identités nationales? Ce que l'on voit dans des Etats fédéraux (Etats-Unis, Allemagne, Suisse) avec des Etats fédérés à la personnalité moins ancienne et moins riche que celle des nations de l'Union, ne conduit pas nécessairement à cette conclusion.