S'agissant de l'étude des regroupements d'Etats, et l'Union européenne constitue bien un tel regroupement, la théorie constitutionnelle classique ne connaît que deux figures possibles: la Confédération d'Etats et l'Etat fédéral. Peut-il exister un troisième genre, Fédération mais non pas Etat fédéral comme semble le suggérer le discours de J. Fischer?
Dès la fin du XIXème siècle les constitutionnalistes allemands (Laband et Jellineck) tous comme les français, à partie de la thèse de L. Le Fur qui inspirera les réflexions d' Esmein, d'Hauriou, de Duguit et de Carré de Malberg, vont formuler une distinction juridique claire quant à la distinction entre deux grandes formules de regroupement d'Etats: les confédérations et les fédérations.1 La Confédération d'Etats, ne constitue pas un nouvel Etat mais seulement une association d'Etats souverains (Staatenbund) alors que l'Etat fédéral (Bundesstaat) est comme son nom l'indique à la fois Staat et Bund, Etat et fédération. Comme l'écrit L. Le Fur: « L'Etat fédéral, à raison de sa qualité d'Etat, possède la souveraineté » (p.590) alors que « la Confédération d'Etats n'est qu'une association d'Etats souverains [et] ne possède pas elle-même la souveraineté ni par conséquent le caractère d' Etat. » (p.498)
Au XXème siècle Hans Kelsen, tout en inscrivant sa théorie du fédéralisme dans le cadre d'une théorie plus générale de la centralisation et de la décentralisation des ordres juridiques2, confirme la distinction entre la Confédération d'Etats qui est un regroupement d'Etats qui n'est pas lui-même un Etat mais une « union d'Etats purement internationale [...] à l'image de la Société des nations », et l'Etat fédéral qui est, comme son nom l'indique, un Etat au sens du droit international. Les membres de la fédération sont, tout au contraire, des collectivités qui ne sont plus des Etats au sens du droit international. En effet, leur fondement se trouve dans la constitution de l'Etat fédéral et non plus directement dans l'ordre juridique international.3 C'est donc bien à juste titre que J. Fischer qualifie l'Union actuelle de confédération. Mais qu'entend-il exactement par Fédération?
On dispose d'un témoignage sur le fait que le choix de l' expression « Fédération » a posé problème au ministre des affaires étrangères d'Allemagne. Dans le face à face Chevènement-Fischer reproduit dans le Monde du 21 juin 2000 (p.15-17), le ministre français de l'intérieur ayant déclaré à propos de l'Union européenne qu': « [e]lle n'est ni une fédération ni une confédération. Elle est quelque chose qui n'a jamais été décrit nulle part et qui ne ressemble même pas au Saint empire romain germanique », J. Fischer précise: « Nous avons cherché un mot allemand neutre, en lieu et place de fédération. Traduit en français ou en anglais, c'est toujours fédération; aussi nous nous sommes résignés. Nous devons accepter le fait que fédération est le mot qui convient le mieux. »4
Et l'on voit bien pourquoi le mot fédération gênait le ministre allemand: dans la langue commune, tout comme dans la langue des constitutionnalistes, « fédération » évoque immédiatement « Etat fédéral » et c'est ce qu'il s'agit d'éviter même au prix d'un vocabulaire polémique qui est absent du reste de son discours devant l'Université Humboldt. C'est ainsi qu'il déclare:
C'est uniquement si l'intégration européenne conserve les Etats-nations dans une telle Fédération, qu'elle ne dévalorise pas, voire ne fait pas disparaître complètement, leurs institutions qu'un tel projet sera réalisable en dépit des énormes difficultés qu'il présente. Autrement dit, la conception qui prévalait jusqu'à présent d'un Etat fédéral européen, qui remplacerait comme nouveau souverain les anciens Etats-nations et leurs démocraties, s'avère être une élucubration artificielle qui se situe en dehors des réalités européennes traditionnelles. (p.7, c'est nous qui soulignons).
C'est qu'à première vue, la solution proposée par J. Fischer aux problèmes de la Communauté ressemble furieusement à un Etat fédéral. Ainsi, toujours à la même p.7 il écrit qu'à tous les problèmes de l'élargissement de l'Union:
il existe une réponse toute simple, le passage de la Confédération de l'Union à l'entière parlementarisation dans une Fédération européenne [...]. Et cela ne veut pas dire moins qu'un parlement européen et un gouvernement européen lui aussi, qui exercent effectivement le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif au sein de la fédération. Cette Fédération devra se fonder sur un traité constitutionnel.
Si on ajoute que ce parlement européen comportera deux chambres, l'une pour représenter l'Europe des Etats-nations (un « sénat » sur le modèle américain ou allemand, p.8) un gouvernement européen, pouvant être constitué à partir des gouvernements nationaux (p.8) ou bien procédant de l'élection d'un président au suffrage universel indirect et « dotés de vastes pouvoirs exécutifs », distinct de la Commission qui deviendrait un simple organe administratif5, on peut légitimement se poser la question de ce qui séparerait vraiment cette Fédération qu'il qualifie avec Jacques Delors de « Fédération d'Etats-nations » (p.10) d'un Etat fédéral classique.
Et ceci, est politiquement capital puisque son collègue français H. Vedrine, dans sa « Réponse à Joschka Fischer » publié par le Monde du 11-12 juin 2000, met les points sur les i en écrivant:
La nud de la réflexion, ce sont les concepts de fédération et de fédération d'Etats-nations. S'agit-il au bout du compte d'une seule et même chose, le fédéralisme classique? Dans ce cas nous allons vers un blocage.
Tout dépend donc, dans le modèle constitutionnel présenté par le ministre allemand, de la survie des Etats-nations qui ne disparaissent pas, comme dans l'Etat fédéral, ou plutôt, si l'on reprend ce qui pourrait être une imprudence de plume, ne disparaissent pas « complètement » (V. citation supra). Une chose est d'affirmer la coexistence de la Fédération et des Etats-nations, autre chose est d'en présenter un tableau convaincant. Or, nous avons vu que dans cette Fédération il y aura un Parlement européen, constitué de deux chambres, et doté du pouvoir législatif, un gouvernement européen (peut-être sous la houlette d'un Président de l'Union), pour agir en tant qu'Exécutif et il y aura aussi un « traité constitutionnel consignant ce qui sera réglé au niveau européen et ce qui continuera à l'être à l'échelon nationale » (p.8).
Ainsi, au lieu de ce que le ministre appelle correctement une « communautarisation inductive », on aura « une réglementation précise de la répartition des compétences entre la Fédération et les Etats-nations dans le cadre d'un traité constitutionnel [qui] devrait laisser à la Fédération les domaines de souveraineté essentiels et uniquement les questions demandant à être réglées impérativement au niveau européen, tandis que tout le reste [le moins essentiel, ne l'oublions pas] demeurerait de la compétence des Etats-nations » (p.8).
Pour savoir à quoi ressemblerait cette « Fédération finale » (p.9) on peut encore se reporter à la description que donne J. Fischer de la Fédération qui pourrait être constituée entre les Etats appartenant au « centre de gravité » et décidés d'aller de l'avant sans attendre que tous les Etats de l'Union soient prêts à en faire autant. Et voici comment le ministre voit l'action des Etats appartenant à ce centre de gravité:
Un tel groupe d'Etats conclurait un nouveau traité fondamental européen qui serait le noyau d'une constitution de la Fédération. Sur la base de ce traité fondamental, la Fédération se doterait de ses propres institutions, d'un gouvernement qui, au sein de l'UE, devrait parler d'une seule voix au nom des membres du groupe dans un nombre de questions aussi grand que possible, d'un parlement fort et d'un président directement élu. Un tel centre de gravité devrait-être l'avant garde, la locomotive du parachèvement de l'intégration politique et comprendre déjà tous les éléments de la future Fédération. (p.11).
Sans nous attarder sur la faisabilité d'une telle Fédération au sein de l'Union, on remarquera que l'aspect « militant » de cette Fédération qu'on pourrait appeler « intérieure » et qui ne serait toujours pas, en principe, un Etat fédéral, est malgré tout difficile à concilier avec un modèle constitutionnel dans lequel les Etats-nations conservent leurs souveraineté: la Fédération parle d'une seule voix, dans un nombre de questions aussi grand que possible, elle dispose d'un parlement fort et d'un président directement élu.
Or cette Fédération intérieure préfigure la Fédération européenne dernière étape de l'intégration européenne (p.12). Peut-on se satisfaire, dans ces conditions, de l'affirmation que
[t]out cela ne sonnera pas pour autant le glas de l'Etat nation. Car pour le "sujet'' de cette Fédération finale, l'Etat-nation avec ses traditions culturelles et démocratiques demeurera irremplaçable, pour légitimer une union des citoyens et des Etats qui soit pleinement accepté par les populations. (p.8-9).
Ou encore:
[p]arachever l'intégration européenne n'est concevable que si ce processus s'effectue sur la base d'un partage de souveraineté entre l'Europe et l'Etat-nation [...] Que peut bien signifier le "partage de souveraineté''? Comme je viens de le dire, l'Europe n'émergera pas dans un espace politique vide ; de là découle un autre aspect de notre réalité européenne, à savoir les cultures politiques nationales différentes et leurs opinions publiques démocratiques, que séparent en outre des barrières linguistiques. (p.7-8).
1 V. L. Le Fur, Etat fédéral et confédération d'Etats, Paris, thèse 1896, reprise 2000 avec un avant-propos de Charles Leben (le Fur 2000); pour une revue de la doctrine allemande sur la question (Beaud 1999).
2 Pour une tentative d'analyse de la Communauté européenne dans le cadre conceptuel kelsénien, Leben (1991).
3 H.Kelsen, Théorie générale du droit et de l'Etat, (1997:367).
4 Le Monde 21 juin 2000, p.17, 6ème colonne. Sur la comparaison, pour le moins curieuse, entre l'Union et le Saint empire romain germanique, V. p.16, 1ère colonne.
5 C'est cette solution qui a sa préférence, V. sa déclaration devant la commission des affaires const. du Parlement européen, le Monde du 8/7/00 et International Herald Tribune du 7/7/00. Mais l'idée est rejetée par le chancelier Schröder qui la qualifie de « parfaite illusion », le Monde du 18/7/00, p.3.