La question, en droit de la Convention, se présente de la manière suivante : alors même que le droit européen des droits de l'homme puise, au niveau supranational, à la fois à la source conventionnelle et à la source jurisprudentielle[56], ce même droit serait limité dans son application effective au niveau national à sa seule source conventionnelle ; ceci se produirait si l'on n'arrivait pas à construire un concept servant de fondement à la nécessité pour les Etats (et par conséquent pour les juridictions nationales) de tenir compte de la jurisprudence européenne. Cette construction conceptuelle est, selon nous, chose faite mais seulement en partie : C'est l'autorité de la chose interprétée des arrêts de Strasbourg. Nous proposons de compléter la notion de chose interprétée par celle d'autorité du précédent. L'enjeu est considérable et équivalent, en quelque sorte, à celui de la réception de la doctrine de la primauté par les juridictions nationales en droit communautaire. En effet,suite à l'analyse de Joseph Weiler[57], dans tout ordre juridique supranational la mise en oeuvre des notions-clès telles que la primauté - on ajoute, selon nous, l'autorité des arrêts de la Cour de Strasbourg - est nécessairement bidimensionnelle.
La notion d'autorité interprétative a une utilité manifeste car elle constitue la traduction en termes juridiques d'une évidence : La jurisprudence de la Cour de Strasbourg fait corps avec la Convention. Ce sont les actes des autorités judiciaires européennes qui concrétisent les dispositions parfois assez générales et donc imprécises de la Convention et leur donnent vie. De plus, cette autorité de la chose interprétée trouve un fondement incontestable dans les articles 19, 45 et aussi 46 de la Convention. Comment en effet pourrait-on nier la fonction interprétative de cette Cour européenne qui, selon les textes, a pour mission « d'assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties Contractantes de la présente Convention » (article 19), et ceci, par le biais d'une compétence qui "s'étend à toutes les affaires concernant l'interprétation et l'application de la présente Convention" (article 45). Enfin, l'acceptation de l'existence de cette autorité interprétative ne se heurte pas aux dispositions de la Convention qui prévoient la véritable autorité des arrêts de la Cour, celle de la chose jugée. (article 53).
Ceci dit, en utilisant le terme d'autorité pour cette fonction interprétative de la Cour européenne, nous avons certes essayé d'établir le caractère juridiquement obligatoire de la jurisprudence interprétative européenne, mais en délaissant peut-être par là-même l'analyse de cette véritable autorité qui reste l'autorité de la chose jugée. On considère que la réponse - qui n'exclut en rien l'analyse de la mission interprétative de la Cour de Strasbourg car elle joue à un niveau différent - se trouve dans le mécanisme des précédents, mécanisme qui n'est pas inconnu du droit national puisque c'est le propre du droit anglo-saxon[58]. Il ne s'agit pas ici d'introduire une abstraction supplémentaire ou même d'aller au-delà des textes. L'autorité du précédent des arrêts de la Cour européenne a le même fondement textuel que la chose interprétée (article 19, 45 et 46 Convention), mais puise à la même source que l'autorité de la chose jugée. Le précédent, comme l'autorité de la chose jugée, tendent à faire respecter par les juges nationaux le résultat de l'exercice de l'activité juridictionnelle européenne.
L'autorité du précédent n'exclut en rien l'analyse classique de la fonction interprétative de la Cour européenne, elle sert tout simplement à la préciser car elle la complète. En effet, la fonction interprétative se situe conceptuellement en amont de l'autorité du précédent. La fonction interprétative joue au niveau supranational alors que le précédent bien que jouant à tout niveau trouve sa vocation au niveau national. La reconnaissance du rôle interprétatif de la Cour de Strasbourg répond uniquement à la question de savoir si le juge national doit suivre en principe la jurisprudence européenne. A condition que la Convention a été incorporée dans l'ordre interne, le juge national doit tenir compte de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg car cette jurisprudence s'incorpore au texte interprété[59]. Mais une fois cette obligation générale établie, seul le mécanisme du précédent permet au juge national de savoir quels arrêts de la Cour il doit appliquer au cas présent ; ceci vaut même dans des affaires qui dépassent le cas d'espèce dans lequel le précédent a été élaboré.
Le professeur Rouhette a écrit que « l'autorité du précédent ne s'impose pas mais se mérite »[60]. Cette remarque constitue, il nous semble, la meilleure réponse à ceux qui, comme le professeur Steinberger[61], contestent la force juridiquement obligatoire à la jurisprudence interprétative de la Cour. Selon le professeur Steinberger « Refuser aux tribunaux nationaux la possibilité de contester la doctrine de la Cour européenne ou d'être en désaccord avec elle reviendrait à priver les institutions européennes, et l'ensemble du système fixé par la Convention, de la possibilité de dialogue qui est extrêmement précieuse pour l'évolution de cette dernière »[62]. Nous considèrons, au contraire, que si l'autorité de la chose interprétée a ouvert la voie à ce dialogue, c'est l'autorité du précédent qui rend ce dialogue judiciaire possible car c'est cette autorité là qui s'inscrit dans une logique de coopération juridictionnelle non-institutionnalisée tout en étant respectueuse à la fois de l'exigence de sécurité juridique et de celle du seuil minimum d'efficacité de protection des droits de l'homme. La stabilité des rapports juridiques, fondement fonctionnel de l'autorité de la chose jugée selon la doctrine française[63], s'impose avec une nécessité accrue dans un système en pleine évolution tel que l'est l'ordre juridique européen. Le standard minimum commun de protection des droits de l'homme censé être instauré par le droit de la Convention présuppose une application homogène du droit de la Convention dans la réalité jurisprudentielle nationale.
Le concept de l'autorité du précédent satisfait donc aussi bien une exigence purement européenne qu'une autre plus générale et qui est le propre de tout ordre juridique. Ainsi, par le jeu de sa précision même, l'autorité du précédent ne permet pas au juge national d'échapper à sa tâche - c'est l'office européen du juge national[64] - ni d'écarter la norme européenne telle qu'elle est explicitée par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg sans au moins justifier sa décision.
Vu purement sous l'angle de la théorie processuelle, le mécanisme du précédent constitue, au niveau européen, la traduction de l'opposabilité du jugement-événement tout en permettant de contourner le mur apparemment infranchissable de la relativité du jugement-sanction. Précisons.
La doctrine processuelle moderne[65] admet volontiers que le jugement est opposable à tous, même s'il ne crée des effets qu'à l'égard de quelques uns[66]. La limitation du jugement-sanction aux seules parties à l'instance ne fait pas obstacle à l'opposabilité du jugement-événement aux tiers[67]. Ce rayonnement du jugement-événement (au-delà du cas d'espèce) s'opère à travers les effets liés à la modification de l'ordre juridique que le jugement-événement provoque[68]. En d'autres termes, l'opposabilité du jugement-événement véhicule vers les tiers la modification de l'ordre juridique[69].
Si l'on transpose tout ceci au niveau européen, on constate le résultat suivant : La Cour de Strasbourg connaît aussi bien du fait que du droit[70]. Elle statue non pas in abstracto, mais in concreto et dit s'il y a eu ou non violation de la Convention dans le cas concret. Mais sa mission régulatrice - car elle assure après tout, et aux termes de la Convention[71] et de sa propre jurisprudence[72], le respect de l'instrument constitutionnel de l'ordre public européen - ainsi que le fait que la Convention a un caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l'homme[73], la conduisent à trancher non seulement le cas dont elle est saisie, mais au-delà « à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention »[74].
A cette fonction de la Cour correspond parfaitement le mécanisme du précédent car il constitue l'instrument conceptuel permettant d'assurer l'effet obligatoire de l'arrêt de la Cour de Strasbourg en tant que jugement-événement. Le précédent garantit que l'interprétation délivrée par la Cour ne reste pas lettre morte devant les juridictions nationales ; il assure l'application jurisprudentielle des effets liés à la lecture de l'ordre juridique européen telle que la fait la Cour de Strasbourg. L'autorité du précédent réussit là où l'autorité absolue échoue car il ne se bute pas sur l'autorité relative de la chose jugée imposée par le texte (article 53 de la Convention). L'autorité du précédent assure l'application concrète et effective au niveau national de l'arrêt de la Cour en tant que jugement-événement.
Mais le mécanisme du précédent transposé dans l'ordre juridique européen a, selon nous, une deuxième utilité qui lui est propre : L'autorité du précédent ne se heurte pas nécessairement à l'absence d'un système judiciaire hiérarchique en ce sens qu'elle joue, nous semble-t-il, même pour des juridictions du même niveau hiérarchique et ce dès lors que les conditions de son application sont réunies. De ce point de vue, et pour ceux qui considèrent que la Cour de Strasbourg n'est pas à un plus haut niveau que quelconque Cour suprême nationale, et dans le cas d'un conflit de l'autorité d'un arrêt de la Cour européenne avec l'autorité d'un arrêt d'une Cour suprême nationale, la ratio decidendi de la décision de la Cour européenne des droits de l'homme doit prévaloir sur l'autorité de la Cour nationale, tout en laissant une certaine marge de manoeuvre à cette Cour suprême nationale[75].
Notre argument est donc le suivant : L'autorité du précédent constitue le soutien nécessaire à la fonction interprétative afin d'établir la force juridiquement obligatoire des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme au-delà du cas d'espèce. L'autorité de la chose interprétée est une solution imparfaite en partie parce qu'elle provient d'une transposition inexacte de la notion d'autorité de la chose interprétée telle qu'elle a été explicitée par la doctrine communautaire afin de répondre à des questions propres au droit communautaire dans un contexte juridique différent.
De manière schématique, on considère que si les deux Cours européennes - Cour de Luxembourg et Cour de Strasbourg - ont une mission semblable et une méthode souvent similaire, l'analogie doit se limiter au niveau de la démarche et des effets des arrêts européens ; elle n'est que partiellement transposable au niveau de l'analyse conceptuelle de l'autorité de la chose interprétée.
Tout d'abord, un processualiste ne doit pas s'étonner de constater l'extrême interdépendance des voies de droit communautaires ; cette interdépendance joue à la fois entre le recours préjudiciel (article 177 C.E.)[76] et le recours en manquement d'Etat, (articles 169 à 171 C.E.)[77] et entre le recours préjudiciel en appréciation de validité et le recours direct en annulation (article 173 C.E.)[78]. Du point de vue du droit de la Convention, le rapport du recours préjudiciel et du recours en manquement d'Etat mérite une analyse plus détaillée. Selon Pescatore, « le recours préjudiciel est venu à constituer, entre les mains des justiciables et des juridictions nationales, dans une certaine mesure, l'équivalent du recours en manquement d'Etat »[79]. Ce recours préjudiciel est venu à constituer l'équivalent du recours en manquement de l'Etat aussi parce que la procédure en constatation de manquement a été réservée à la Commission et aux Etats membres. (articles 169 et 170 CE), les particuliers ne pouvant pas engager devant la Cour une action directe contre un Etat. Ils peuvent cependant déposer une plainte auprès de la Commission. Ainsi, et selon Gayet et Simon, « la possibilité d'invoquer devant les tribunaux nationaux une norme communautaire directement applicable, combinée avec le recours préjudiciel en interprétation de l'article 177, viendrait en quelque sorte compenser une protection juridictionnelle directe défectueuse »[80].
En réalité, le rôle fonctionnel du renvoi préjudiciel conditionne la nature de l'autorité de l'arrêt préjudiciel, alors que le rôle multifonctionnel de la constatation de manquement conditionne la double autorité d'un arrêt de manquement. Ce second rôle consiste à fixer la protection juridictionnelle effective des droits, non pas strictement communautaires mais européens, des particuliers. Selon une partie de la doctrine communautaire[81], les arrêts de manquement sont revêtus d'une double autorité : de l'autorité de manquement constaté et aussi de l'autorité de la chose interprétée. L'autorité de ces arrêts ne joue pas seulement à l'égard de l'Etat partie au litige mais vaut pour toutes les autorités nationales[82]. De même, on considère que l'autorité du précédent des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme joue, par un effet direct, à l'égard de toutes les juridictions nationales.
En effet, et à l'appui de l'argument par analogie ici avancé, on constate que la Cour de justice des Communautés européennes[83], comme la Cour européenne des droits de l'homme[84], peuvent décider la poursuite par les organes de contrôle de l'examen de l'affaire bien que l'Etat partie au litige adhère à son obligation communautaire ou européenne. Les deux Cours opèrent donc un contrôle malgré la disparition de l'objet du litige, ce qui rend ce contrôle objectif et indépendant du seul intérêt posé par le cas d'espèce, car elles ont une mission régulatrice similaire[85].
Vue sous l'angle de cette mission régulatrice semblable, la requête d'un particulier devant les organes de contrôle de la Convention européenne des droits de l'homme, après épuisement des voies de recours internes, est à la fois un recours en constatation de manquement et un renvoi préjudiciel. D'où, la double autorité des arrêts de la Cour de Strasbourg, l'autorité de la chose jugée et l'autorité du précédent qui complète la chose interprétée. La dualité des fonctions des arrêts de la Cour de Strasbourg (appréciation de la violation par un Etat des droits reconnus dans la Convention dans une affaire déterminée et interprétation objective par là même des dispositions de la Convention) détermine cette autorité à double nature.
Tout autre est la question de l'autorité des arrêts préjudiciels de la Cour de justice des Communautés européennes et l'analyse adoptée par la doctrine communautaire dominante[86] - l'autorité de chose interprétée - ne peut pas être transposée en soi dans le droit de la Convention car elle se situe dans une problématique judiciaire qui lui est propre. La finalité fonctionnelle des arrêts préjudiciels de la Cour de Luxembourg est la même que celle des arrêts de la Cour de Strasbourg : Il s'agit d'assurer une interprétation objective et homogène des normes dans le but de conditionner leur application au niveau juridictionnel national . Mais l'instrument conceptuel de cette finalité - l'autorité des arrêts - est d'une nature différente.
L'autorité des arrêts préjudiciels de la Cour de justice des Communautés européennes, qu'on la nomme autorité spécifique[87] ou autorité de chose interprétée[88], répond au mécanisme du renvoi préjudiciel en interprétation tel qu'il existe devant la Cour de Luxembourg. (article 177 C.E.). Au vu de ce mécanisme, et les auteurs convergent sur ce point[89], le juge national a toujours la possibilité de réinterroger la Cour de Luxembourg. Il a la faculté de saisir la Cour d'un nouveau renvoi préjudiciel, soit parce que la situation factuelle ou juridique n'est pas identique (ce qui donne au mécanisme, comme le souligne le professeur Simon[90], les apparences du mécanisme des précédents), soit parce qu'il s'estime insuffisamment éclairé par le premier arrêt préjudiciel. Mais c'est exactement ce second cas de figure qui ne correspond pas au mécanisme judiciaire du droit de la Convention. La doctrine communautaire a élaboré l'autorité de la chose interprétée afin d'expliquer à la fois la force obligatoire des arrêts préjudiciels[91] et la faculté qu'a le juge national de saisir à nouveau la Cour de justice[92]. Le système de contrôle institué par la Convention ne connaît pas le renvoi préjudiciel en interprétation tel qu'il existe devant la Cour de Luxembourg, et donc, l'autorité des arrêts de Strasbourg n'a pas à répondre à ce mécanisme propre au droit communautaire. La nature de l'autorité des arrêts de Strasbourg est différente de celle des arrêts préjudiciels de Luxembourg. Le dialogue entre les tribunaux nationaux et la Cour de Strasbourg existe, mais c'est un dialogue nécessairement à sens unique et qui, de plus, s'opère par le mécanisme du précédent.
Les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme commandent les solutions adoptées par les juges nationaux européens même dans les litiges auxquels leur Etat n'est pas partie à la stricte condition que les faits des litiges en question soient semblables. Le juge national devra donc, à l'instar de la méthode suivie par le juge de la common law, comparer les faits de l'espèce et les faits matériels du précédent européen.
Voilà pourquoi le mécanisme du précédent rend le jugement-événement de la Cour européenne des droits de l'homme opposable aux juridictions nationales sans se heurter pour autant à la relativité de la chose jugée. La force obligatoire des arrêts de la Cour européenne se limite à des affaires où les faits sont semblables. La relativité de la chose jugée répond au jugement-sanction, mais seule l'autorité du précédent répond parfaitement à cette deuxième fonction de la Cour qu'est le jugement-événement (dans le sens où la Cour clarifie et interprète les normes de la Convention et forge ainsi l'ordre juridique européen).
Le juge national européen devra donc opérer une mission à deux temps. Dans un premier temps, il doit déterminer la règle européenne applicable. Il va examiner la Convention et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg qui fait corps avec la Convention (fonction interprétative de la Cour). En examinant cette jurisprudence, il doit déterminer, au besoin, le précédent applicable. Il doit comparer les faits tels qu'ils se présentent dans l'affaire devant lui et les faits déterminants qui ont fondé le précédent en question. Il se peut que les parties au procès proposent plusieurs précédents à l'appui de la règle de droit européenne dans leurs motivations. Le demandeur et le défendeur vont proposer des précédents qui leur sont favorables et donc, des précédents apparemment contradictoires. Le juge devra alors déterminer quel est le précédent applicable parmi les divers précédents proposés par les parties. Il doit faire ressortir la ratio decidendi de l'arrêt européen, c'est-à-dire la solution de droit fondée sur certains faits déterminants. Car, après tout, et bien que la Cour européenne des droits de l'homme opère aussi une interprétation objective des normes, il s'agit avant tout d'une application de la norme conventionnelle au cas d'espèce ; cette remarque vaut avec une force particulière pour la Cour de Strasbourg qui connaît aussi bien du fait que du droit[93]. Dans un second temps, et à condition que les faits de l'affaire soient semblables aux faits du précédent, le juge va appliquer au cas d'espèce la norme européenne telle qu'explicitée par la jurisprudence européenne (la norme dans la réalité jurisprudentielle).
A l'appui de l'analyse ici proposée vient la jurisprudence européenne de la Cour de Strasbourg des années quatre-vingt-dix, notamment les arrêts Vermeire[94] et Modinos[95]. Dans ces deux arrêts la Cour consacre l'effet direct des arrêts européens à l'égard du juge national[96]. L'effet direct des arrêts européens est la conséquence première du mécanisme du précédent. Dans l'affaire Modinos[97], la Cour européenne dit qu'il y a violation de la Convention parce que la Cour suprême de Chypre persiste à estimer que les dispositions du code pénal chypriote interdisant les actes homosexuels ne violent pas la Convention ; cette Cour aurait dû tenir compte d'un arrêt de la Cour de Strasbourg (Dudgeon c/ Royaume-Uni)[98] à propos de la législation pénale de l'Irlande du Nord interdisant elle aussi les relations homosexuelles. Il s'agissait en effet d'affaires de nature similaire, mais sans la moindre identité des parties (même l'Etat mis en cause était différent). Le juge chypriote aurait dû tenir compte de la jurisprudence européenne (fonction interprétative de la Cour de Strasbourg) et suivre le précédent applicable (autorité du précédent des arrêts européens).
L'argumentation se limite, dans l'arrêt Modinos, au niveau procédural, sans véritable discussion au fond et ceci à double titre. D'une part, la Cour suprême de Chypre aurait dû appliquer le droit jurisprudentiel européen. D'autre part, peu importe dans le cas sous examen que les dispositions pertinentes du code pénal chypriote interdisant les actes homosexuels n'étaient pas "activées" contre un individu. En effet, personne n'avait été véritablement poursuivi : il suffisait qu'un justiciable soit susceptible de tomber sous l'application d'une loi prétendue incompatible avec la Convention. Quant au fond, on considère que les arrêts Dudgeon, Norris et Modinos démontrent que le standard minimum commun de protection des droits de l'homme, censé être instauré par le droit de la Convention, est loin d'être un principe absolu. La législation nationale prohibant les actes homosexuels était conforme à la morale locale et aux convictions de la population en Irlande du Nord à la fin des années soixante-dix. Preuve à l'appui : le recul du gouvernement du Royaume-Uni sur un projet de réforme du droit nord-irlandais sur l'homosexualité, après consultation de la population nord-irlandaise. Quant à la Chypre, la morale dominante a toujours été plutôt hostile aux relations homosexuelles. En somme, les questions de procédure (dans ce cas, l'autorité des arrêts européens) sont aussi un moyen subtil de transformation du droit substantiel, ne serait-ce que parce qu'elles permettent d'exclure l'élément émotionnel.
De plus, dans l'arrêt Vermeire[99], la Cour de Strasbourg déclare que les juridictions nationales belges auraient dû se conformer à un autre arrêt de la Cour européenne (Marckx c/ Belgique)[100], car il s'agissait « des faits si proches de ceux de la présente espèce »[101] et « des griefs identiques »[102]. Dans l'arrêt Marckx, la Cour avair jugé discriminatoire l'absence totale de vocation successorale en raison du seul caractère "naturel" du lien de parenté. L'arrêt Vermeire portait aussi sur l'exclusion d'une petite-fille de la succession de ses grands-parents ; l'exclusion étant fondée de nouveau sur le caractère naturel du lien de parenté. Dans cette affaire Vermeire, comme le souligne le professeur J.-F. Flauss[103], la démarche de la Cour des droits de l'homme est similaire à celle suivie par la Cour de justice des Communautés européennes relativement à l'autorité des arrêts de manquement[104], à la différence seule, selon nous, qu'il s'agit d'une application pure et simple du mécanisme du précédent. Le mécanisme du précédent permet au juge national, lorsqu'il exerce son office européen, de suivre la règle dégagée dans un précédent européen, sans porter atteinte à la limitation conventionnelle de l'autorité de la chose jugée aux parties (article 53 Convention). Le droit européen des droits de l'homme s'accommode de ce mécanisme du précédent car, contrairement au droit français, il ne connaît pas du dogme de la légalité[105]. L'application effective en droit interne du droit européen des droits de l'homme exige que les juges nationaux suivent la norme dégagée par un jugement européen quelles que soient les parties au litige. Et ceci, afin de faire face, en quelque sorte, au rôle créateur accru de la Cour de Strasbourg[106]. Le précédent devient ainsi le mécanisme d'un dialogue judiciaire non-institutionnalisé et assure par là même la protection des droits de l'homme dans l'ensemble de l'ordre juridique européen, tout comme le renvoi préjudiciel prévu par l'article 177 C.E. est à la fois un « instrument de coopération entre juges »[107] et le levier qui sert à « la protection et le renforcement des droits que les particuliers tiennent de l'ordre juridique communautaire »[108].
[56 ]Selon l'expression du professeur Sudre. V. F. Sudre, « L'influence de la Convention européenne des droits de l'homme sur l'ordre juridique interne », Revue universelle des droits de l'homme, 1991, p. 259 et s., spéc. p. 271.
[57] V. Joseph H. Weiler, "The Community System : The Dual Character of Supranationalism", (1981) 1 Yearbook of European Law, p. 267 et s.
[58 ]V. C. Jauffret Spinosi, « Comment juge le juge anglais » Revue Droits, n° 9, PUF, p 57 et s ; aussi V. D. Tomasin, Essai sur l'autorité de la chose jugée en matière civile, LGDJ, 1975, préface Hébraud, spéc. p. 253 ; aussi V. J. Flauss-Diem, Le système du précédent en droit anglais, thèse dactyl., Strasbourg 1985.
[59] V. sur l'aspect communautaire J. Boulouis, « La fonction normative de la jurisprudence », Droit social, 1989, p. 524-5 ; V. aussi sur l'aspect communautaire T.C. Hartley, « The European Court, Judicial Objectivity and the Constitution of the European Union », (1996) 112 LQR 95 ; sur l'ensemble de la question V. M. Shapiro, Courts : A comparative Political Analysis, Chicago, Chicago Press, 1981.
[60] G. Rouhette, « L'ordre juridique processuel, Réflexions sur le droit du procès », Mélanges Raynaud, Sirey 1985, p. 687 et s., spéc. p. 698.
[61] Steinberger, « La référence à la jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l'homme devant les tribunaux nationaux », op. cit., p. 747.
[62] Steinberger, « La référence... », op. cit., p. 747.
[63] J. Carbonnier, Droit Civil, Introduction, PUF, 22e éd., 1994, n° 190 ; L. Cadiet, Droit judiciaire privé, Litec 1992, p. 576, note 95 ; R. Perrot, Enc. D. Rep. proc. civile, V° Chose jugée, n° 4 ; Mais v. J. Héron, « Localisation de l'autorité de la chose jugée ou rejet de l'autorité positive de la chose jugée », Mélanges Perrot, p. 131, spéc. p. 137.
[64] Sur l'office communautaire du juge national V. A. Barav, "La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge communautaire", Mélanges Boulouis, Dalloz, 1991, p. 1 et s.
[65] V. J. Vincent et S. Guinchard, op. cit., n° 182 ; H. Croze et C. Morel, op. cit., n° 67 ; V. surtout J. Duclos, L'opposabilité, Thèse Rennes, LGDJ 1984, préface D. Martin ; aussi L. Cadiet, op. cit., p.581 Selon le professeur Cadiet : « la thèse est intéressante » ; V. D. Tomasin, op. cit., p. 101.
[66] J. Vincent et S. Guinchard, op. cit., loc. cit.
[67] J. Duclos, op. cit., p. 106-7.
[68] Ibid.
[69] J. Duclos, op. cit. p. 108.
[70] En ce sens V. J. Velu et R. Ergec, op. cit., n° 1114.
[71] Article 19.
[72] C.E.D.H., 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie, Série A, n° 310.
[73] C.E.D.H., 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, Série A, n° 161.
[74] C.E.D.H., 18 janvier 1978, Irlande c/ Royaume-Uni, Série A, n° 25, par. 154.
[75] Il est intéressant de noter que la House of Lords du Royaume-Uni n'est pas obligatoirement liée par ses propres précédents. V. Déclaration solennelle du Lord Chancellor du 26 juillet 1966 in Practice Statement (1966), 3 All ER 77. Le point important à retenir est que l'abandon de la règle du précédent en tant que principe absolu ne vaut que pour la House of Lords elle-même. Par analogie, la possibilité pour la Cour de Strasbourg de s'écarter de ses propres précédents ne devrait pas nuire à la valeur desdits précédents devant les juridictions nationales. Sur le Practice Statement V. J. Flauss Diem, "Le Practice Statement de 1966 et la règle du précédent à la House of Lords", Revue Justices, 1997-5, p. 356 et s.
[76] On maintient la numérotation antérieure au Traité d'Amsterdam qui ne fait pas, pour l'instant, partie du droit positif.
[77] Ainsi, et dans le cadre de la mise en oeuvre de la responsabilité des Etats membres en cas de violation du droit communautaire, Anne Rigaux explique qu'il y a violation caractérisée par un Etat dans le cas où le comportement de cet Etat se prolonge en méconnaissance d'un arrêt de manquement ou d'une décision préjudicielle ; peu importe que ce soit l'un ou l'autre en ce qui concerne l'établissement de la « violation caractérisée », condition sine qua non pour obtenir réparation. Sur la question V. A. Rigaux, « L'arrêt Brasserie du Pêcheur - Factortame III : Le roi peut mal faire en droit communautaire, Europe, mai 1996, Chron. n° 5.
[78] V. C.J.C.E., 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf GmbH, C-188/92, Rec. p. I-833, Revue Justices, 1995-1, p. 186, obs. Simon et Mehdi ; sur cette affaire V. V. Hatzopoulos, "De l'arrêt Foglia-Novello à l'arrêt TWD Textilwerke", Revue du marché unique européen, 1994-3, p. 195.
[79] P. Pescatore, op. cit., p. 1111.
[80] M.-F. Gayet et D. Simon, « Constatation de manquement et effet direct du droit communautaire », Cahiers de Droit Européen 1973, p. 301 et s., spéc. p. 313.
[81] En ce sens D. Simon, op. cit., n° 461 et n° 462 ; G. Isaac, op. cit., p. 288.
[82] C.J.C.E., 13 juillet 1972, Commission c/ Italie, 48/71, Rec. p. 529 ; Pour la méconnaissance de l'autorité de manquement constaté par une circulaire du Garde des Sceaux et qui constitue, par là même, une faute lourde engageant la responsabilité de l'Etat. V. Cass. com., 21 février 1995, Europe, mai 1995, Comm. n° 172.
[83] V. C.J.C.E., 19 décembre 1961, Commission c/ Italie, 7/61, Rec. p. 633. Dans cette affaire, la Cour de Luxembourg dit que la Commission peut avoir un intérêt à voir trancher en droit la question de savoir si un manquement a été commis, malgré l'exécution de son obligation par l'Etat défendeur.
[84] Règlement de la Cour, article 48.
[85] A rapprocher l'article 45 de la Convention avec l'article 164 du Traité CE.
[86] V. D. Simon, op. cit., n° 497 et s. ; V. J. Boulouis, Droit institutionnel de l'Union européenne, Paris, Montchrestien, 5e éd., 1995, n° 553.
[87] En ce sens G. Isaac, op. cit., p. 297.
[88] En ce sens D. Simon, op. cit. n° 498.
[89] En ce sens P. Pescatore, op. cit., p. 1119 ; De même H.G. Schermers and D. Waelbroeck, Judicial Protection in the European Communities, Kluwer, 5th éd., 1992, n° 759 ; J. Boulouis, op. cit., loc. cit.
[90] D. Simon, op. cit., loc. cit.
[91] Cette force obligatoire est incontestable. Sur l'autorité des arrêts préjudiciels interprétatifs V. C.J.C.E., 27 mars 1963, Da Costa, 28-30/62, Rec. p. 59. Pour les arrêts préjudiciels en appréciation de validité V. C.J.C.E., 13 mai 1981, International Chemical Corporation, 66/80, Rec. p. 1191.
[92] V. C.J.C.E., 24 juin 1969, Milch-Fett-und Eierkontor, 29/68, Rec. p. 165 . C.J.C.E., 11 juin 1987, Pretore di Salð, 14/86, Rec p. 2545.
[93] V. Supra L'utilité du mécanisme du précédent.
[94] C.E.D.H., 29 novembre 1991, Vermeire c/ Belgique, Série A, n° 214-C ; AFDI 1991, 588, obs. V. Coussirat-Coustère ; JDI 1992, 799, obs E. Decaux et P. Tavernier. Sur le respect par la Cour de Strasbourg de ses propres précédents V. CEDH, 27 sept. 1990, Cossey c/ Royaume-Uni, Série A, n° 184.
[95] C.E.D.H., 22 avril 1993, Modinos c/ Chypre, Série A, n° 259 ; JCP 1994, I, 3742, obs. F. Sudre.
[96] V. J.-F. Flauss, « La souveraineté de l'Etat et la Convention européenne des droits de l'homme », in Souveraineté de l'Etat et interventions internationales, Dalloz 1996, p. 65, note 21.
[97] Préc., note 95.
[98] C.E.D.H., 22 octobre 1981, Série A, n° 45 ; à rapprocher C.E.D.H., 26 oct. 1988, Norris c / Irlande, Série A, n° 142.
[99] Préc., note 94.
[100] C.E.D.H., 13 juin 1979, Série A, n° 31.
[101] Arrêt Vermeire, préc., par. 25.
[102] Arrêt Vermeire, préc., par. 26.
[103] J.-F. Flauss, « La souveraineté de l'Etat et la C.E.D.H. », op. cit., loc. cit.
[104] En ce sens V. supra l'autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme par analogie à l'autorité des arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes.
[105] Aux termes de l'article 5 du Code civil, le juge ne peut pas se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire.
[106] Sur l'ensemble de la question du rôle créateur de la jurisprudence V. H. Kelsen, Théorie pure du droit, Trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. 319 et s.
[107] R. Mehdi, « L'aspect européen », Revue Justices, 1996-4, p. 51 et s., spéc. p. 60.
[108] Ibid.